III.07.10 RS pro : J'appelle les universités du monde à la propagation d'un savoir commun - par Michel Serres

Contenu html introductif

     DISCOURS À l’UNESCO de Michel Serres le 18/06/2002

Michel Serres est un philosophe, historien des sciences et homme de lettres français, élu à l'Académie française le 29 mars 1990.

 

Le mauvais exemple de l’Europe

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, lorsque de généreux initiateurs projetèrent l’Europe, ils la fondèrent d’abord sur l’économie, dite alors infrastructure. Ils instituèrent donc, pour commencer, la Communauté du charbon et de l’acier. Sur des bases aussi solides, pensaient-ils, la construction politique et sociale s’élèverait ensuite d’elle-même. Quelques années après, à la place du charbon et de l’acier, virtuellement disparus, s’ouvraient quelques gouffres financiers produit par des matières premières désuètes et des techniques dépassées. Mais où était l’infrastructure d’antan ? A la poubelle : moulins à vent, trois-mâts à voiles, locomotives à vapeur, paquebots à roues, ballons dirigeables, transatlantiques, charrues à socs, avions à hélice et même ordinateurs de première génération ou téléphones fixes… s’accumulent, les uns après les autres, dans les cimetières et les champs d’épandage où iront les rejoindre bientôt les outils d’après-demain. Quel produit, quelle activité, quelle institution économiques perdurent assez pour donner à des peuples divers une base commune à long terme ? Pis, l’économie elle-même ne demeure pas invariante par ces variations, puisque le travail en sa nature, la population qu’il occupe et les moyens de production qu’il nécessite se transforment en profondeur selon l’innovation technique, elle-même venue du secteur de la recherche. Mais qui réfléchit sur cette fragilité temporaire, sur la légèreté, volatile comme sa monnaie, d’une infrastructure toujours préjugée solide ?

De gauche ou de droite, tous les décideurs croyaient pourtant, que dis-je, croient encore, que l’économie fonde les sociétés, sans réfléchir sur le trou de cette époque dont la profondeur servit de fondation dramatiquement retardée, à l’Europe des nations. L’Économie ne fonde pas la société, elle la détruit.

 

 

Hermès remplace Prométhée

 

Cela reste d’autant plus vrai que, dans les années mêmes où ma génération fonda l’Europe, une révolution considérable affecta l’économie même, je veux dire le travail en sa nature, ceux qu’il occupait, ses produits et ses moyens de production. Passé le milieu du siècle, en effet, et pour m’exprimer en symboles, Prométhée, ancien héros du feu et de la révolution industrielle, se retira peu à peu du jeu économique et social, pour n’y plus garder qu’une place modeste et abandonner tout l’espace à Hermès, le dieu grec des messagers, messages et messageries. Alors que nous entrions dans la civilisation de la communication, celle dans laquelle nous vivons, nous continuions à faire confiance aux habitudes et aux idées dictées par le siècle précédent. Et pourtant, il s’agissait déjà moins de l’acier que des ondes, moins de la matière que du verbe. Mais à cette époque, la pensée correcte, ignorante, alors comme aujourd’hui, des avancées de la science, du côté de Shannon, Turing ou von Neumann, haïssait les messages.

Réfléchissons ce matin sur le vocable technologie qui remplace désormais le mot technique, plus simple pourtant. Je ne m’oppose point à cette substitution, parce que ce que nous appelons aujourd’hui nouvelles technologies consistent en machines traitant de l’information, c’est-à-dire du logos. Elles le stockent, le reçoivent, l’émettent, le transforment, le traduisent, le formatent, etc… de sorte que ce logos devint, voici déjà un demi-siècle, la matière même des nouveaux travaux. Les outils de la nouvelle économie, nouvelle, que je sache, depuis les années soixante, peuvent se décrire à partir du langage, cette partie naguère méprisée du miroir social formant ce que l’on dédaignait sous l’appellation de superstructure. Dans cinq volumes intitulés Hermès, justement, j’annonçai ce changement et cette substitution dès ces années-là. Il s’agissait, tout bonnement, de remettre la philosophie sur ses pieds, comme l’économie le faisait à l’époque.

Comment se fait-il que ceux-là même qui prônent sa suprématie en ignorent, de manière courante, l’état présent ?

 

 

Remettre la philosophie sur ses pieds

 

Supposons donc maintenant que ces mêmes précurseurs de l’Europe eussent pris acte de cette révolution, qui leur était contemporaine, et eussent pris par conséquent, voilà presque un demi-siècle, la décision de fonder une communauté d’enseignement, au moins supérieur, au plus secondaire. Oui, nos décideurs auraient pris au sérieux, comme le faisaient les ingénieurs d’alors et quelques philosophes rares, les questions de communication, de logos et de langage. Un nombre, à vrai dire restreint, de jeunes gens italiens, espagnols, anglais, allemands ou français … eussent parlé, d’abord, autant de langues, reçu quelques formations ensemble et eussent répercuté sur un plus grand nombre cette éducation communautaire. Au bout de cinquante ans, le volume de cette boule de neige croissante, doublée d’habitudes et de réflexes communs, serait devenu considérable. Comment se fait-il que nul n’ose dire que l’instruction, l’éducation, la formation… construisent, ainsi, la véritable infrastructure sur laquelle se construit au cours du temps tout groupe humain et toute histoire, depuis que nous sommes des hommes ? A défaut de ces réalisations simples, si l’Europe se fait cependant, elle le devra, je le crois, à un processus de ce genre, mais réalisé, en dehors de tout projet construit, par les jeunes gens en vacances sur les plages, en montagne ou surfant sur la toile. Nous ne nous mêlons qu’en dehors des volontés officielles. Or ce mélange définit, en la créant, la communauté elle-même.

Mieux encore, nous nous battrons toujours, éternels rivaux, pour nous saisir des biens, de l’argent et des profits. La guerre commença pour la rapine, le butin et le pillage et je ne me crois pas le seul à éprouver que l’économie reconduit la guerre par d’autres moyens. A l’inverse, la paix demande le dialogue et le partage de biens sans valeur comptable. Réfléchissez donc à ceci, prodigieux et jamais dit : si tu sais le théorème de Pythagore et si tu me l’enseignes, donc me le donnes, je l’acquiers et tu ne le perds pas ; cherchez un autre cas où il n’y ait pas de perdant, où il n’y ait que des gagnants au cours d’un échange. L’enseignement inverse donc les conduites canoniques de ladite infrastructure économique.

De plus, comment l’économie constituerait-elle l’infrastructure, alors que nous avons tous les jours l’expérience qu’elle se contente de parasiter l’invention scientifique et technique ?

 

 

Synthèse entre cette révolution et l’enseignement

 

D’où vient la synthèse entre les deux faits que je viens de constater : alors que l’ordinateur et les nouvelles technologies ont déjà révolutionné la science et la recherche et qu’elles commencent à changer aussi bien l’économie et la société, elles auraient dû depuis longtemps bouleverser l’enseignement, n’étaient les inerties usuelles d’un métier trop lourdement administré. Voici déjà une décennie, j’ai déposé devant le gouvernement de mon pays et aux décideurs de l’UESCO un rapport, vite oublié, sur l’enseignement à distance ; depuis, la Toile rend ce projet encore plus fiable, et même nécessaire, puisque l’enseignement classique est désormais soumis à la loi implacable des rendements décroissants : sous la pression des demandes, les ministres y investissent de plus en plus de milliards pour des bénéfices en diminution rapide et même parfois en pure perte. Et comme croît la demande en formation en même temps que décroissent lesdits rendements, nous vivons au point d’intersection des deux courbes, lieu qui définit une crise historique.

Or l’investissement que demande, par exemple, l’installation d’un campus, avec ses bâtiments de résidence, ses bibliothèques, amphihéâtres, laboratoires, restaurants et bureaux… s’élève à beaucoup plus de vingt fois les frais exigés par l’organisation d’un même enseignement au moyen des nouvelles technologies. Cet exemple, généralisé aujourd’hui aux entreprises de tous ordres, annonce un relais, en effet, de l’ordre de l’histoire. Nous vivons aujourd’hui les derniers moments de la paideia grecque et de l’université médiévale, toutes deux revisitées au dix-neuvième siècle.

Enfin et contrairement à beaucoup de prévisionnistes, je pense qu’en raison de ces prix modiques pour un effet donné, les nouvelles technologies donnent leur chance à des personnes individuelles et à des collectifs démunis, encore privés d’accès à des sources de biens ou de connaissances, soit aux individus et aux pays pauvres. Elles contribuent donc à l’égalité en donnant les moyens et l’espoir d’une démocratie mondiale. Les universités peuvent, sans beaucoup de frais, mais avec beaucoup de fruits démocratiques, s’établir sur les nouveaux tuyaux.

Voilà la forme que prendra l’enseignement de l’avenir, qu’il aurait déjà dû prendre dès ce matin. Mais j’ai assez travaillé ou publié sur les réseaux de formation, pour ne point passer enfin aux questions de contenu.

 

 

Vieillesse et jeunesse

 

Voici. J’ai constaté, pendant ma vie de chercheur solitaire, à quel point l’humanisme devenait peu à peu illisible et désuet, détesté même par ceux qui l’associent, parfois à juste titre, à l’impérialisme et aux processus de colonisation. Or au moment même où s’achève ma vie, et où disparaît cet européo-centrisme, j’aperçois le commencement de nouvelles humanités, une aube renaissante, que je vais maintenant célèbrer devant vous, pour l’avènement de l’an 2001, vrai début du millénaire.

L’ancien humanisme, qui transformait un homme tout court en un uomo di cultura, donnait une épaisseur temporelle à sa pensée, à ses émois et à ses inventions ; sa vie valait d’être vécue au point qu’aucune autre existence peut-être n’en égalait la magnificence partageable. Même jeune, le philosophe encyclopédiste –car l’encyclopédie du savoir fondait techniquement son humanisme- se trouvait dans l’état d’un vieillard enrichi d’une expérience formidablement accumulée. Jusqu’à hier matin, il avait quatre millénaires d’âge moyen. Le sociologue a un siècle et demi, un enfant ; un géomètre, en comparaison, a au moins quinze cents ans et l’historien des religions des milliers. Dans la famille des savants, nous autres humanistes jouions donc le rôle d’ancêtre. Pour les décisions à très long terme, il arrivait même que de grandes affaires ou des politiques nous consultassent, comme dans les tribus africaines ou les villages de mon enfance, l’on prenait avis des vieillards, considérés comme la bibliothèque du lieu. Or, une sorte de néoténie culturelle nous rabat désormais sur le présent ; faisant du passé table rase, nous devenons tous des petits enfants. La mort des humanités réduit le temps à l’immédiat.

 

 

Le Grand Récit des sciences

 

Et pourtant non, car voilà l’immense merveille contemporaine : au moment même où, comme à la Renaissance nous changeons de support avec les nouvelles technologies, au moment où nous habitons un univers et une Terre nouveaux, par l’astrophysique et la tectonique des plaques, et où notre corps a muté comme jamais il ne le fit au cours de l’hominisation dans sa durée tout entière, au moment donc où des Copernics, des Mercators et des Vésales reviennent plus nombreux et plus profonds que ces précurseurs, nous disposons enfin d’un Grand Récit, esthétiquement magnifique et si largement déployé dans l’espace et le temps que jamais il ne s’en trouva de plus long, de plus probable et même de plus vrai, puisque toutes les sciences travaillent, en parallèle et sans cesse, à le rectifier… miracle supplémentaire, aucun ne fut jamais plus universel parce que commun à l’humanité tout entière.

Nous venons de passer l’âge de dix milliards d’années.

 

Depuis que le Big Bang se mit à construire les premiers atomes dont la matière des choses inertes et de notre chair même se compose, depuis que se refroidirent les planètes et que notre Terre devint un réservoir des matières, plus lourdes encore, dont nos tissus et nos os se forment, depuis qu’une étrange molécule d’acide se mit, voici quatre milliards d’années, à se repliquer telle quelle, puis à se transformer en mutant, depuis que les premiers vivants se mirent à coloniser la face de la Terre, en évoluant constamment, laissant derrière eux plus d’espèces fossiles que nous n’en connaîtrons jamais de contemporaines, depuis qu’une jeune fille, dite Lucy, commença de se lever dans la savane de l’Est-africain, promettant sans le savoir les voyages explosifs de la prochaine humanité dans la totalité des continents émergés, en cultures et langues contingentes et divergentes, depuis que quelques tribus d’Amérique du Sud et du Moyen-Orient inventèrent de cultiver le maïs ou le blé, sans oublier le patriarche digne qui planta la vigne ou le héros indien qui brassa la bière, domestiquant ainsi pour la première fois des vivants aussi minuscules qu’une levure, depuis que balbutia l’écriture et que certaines tribus se mirent à versifier dans les langues grecques ou italiques … alors le tronc commun du plus grand récit commença de croître, en effet, pour donner une épaisseur chronique inattendue, réelle et commune à un humanisme enfin digne de ce nom, puisque peuvent y participer toutes les langues et cultures précisément venus de lui, unique et universel puisqu’écrit dans la langue encyclopédique de toutes les sciences et qu’il peut se traduire dans chaque langue vernaculaire, sans particularisme ni impérialisme, comme au matin de la Pentecôte.

Pourquoi donc pleurer de perdre un récit court d’à peine deux millénaires quand nous en gagnons un de huit à dix milliards d’années ? Pourquoi déplorer la perte d’une culture réduite à ce qui se faisait aux bords d’une seule mer, alors que nous étendons la nouvelle à la communauté des hommes, en théorie et en réalité, dans l’espace et dans le temps et que nous raccrochons enfin les humanités anciennes, locales et particulières, à un humanisme proche de son sens universel ?

 

 

La mosaïque des cultures

 

Je vous entends : rien dans cette épopée longue ne nous console ni ne nous protègera de ne pas nous entendre parce que nous ne parlons pas les mêmes langues, de nous haïr parce que nous ne pratiquons pas les mêmes religions, de nous exploiter pour que nous ne vivons pas aux mêmes niveaux économiques, de nous persécuter parce que ne disposons pas des mêmes formes de gouvernement… ainsi rien n’évite que nous ne nous assassinions les uns les autres pour toutes ces raisons. Je vous entends et vous avez raison. Pis encore, l’ancienne culture, celle que pleurent certains, pourtant fondée sur l’horreur de la guerre de Troie ou l’interdiction du sacrifice sacrifice humain sous le poing d’Abraham, père des monothéismes, ne nous a jamais délivré de ces violences infernales, au quotidien de l’histoire, ni des massacres de gaulois, d’indiens, de cathares ou d’aborigènes, ni d’Auschwitz ni d’Hiroshima. Les sciences ne disent ni les souffrances de l’individu ni le sens de l’existence ni la beauté qui nous sauve ; seules les cultures et les langues les annoncent, les crient ou les montrent en des formes si diverses que leur universalité explose en une marquetterie bigarrée, plus chatoyante encore que la vie, elle-même déployée en règnes, genres ou espèces.

 

Nous autres, professeurs, parfois humanistes, ne disposons ni du pouvoir politique, ni des armées, ni d’argent, et fort heureusement. Nous n’en ferions pas meilleur usage que chacun et tout le monde, nous l’avons montré cent fois. Combien peu d’hommes dits de culture savent que la vraie culture se reconnaît à ce qu’elle permet à un homme de culture de n’écraser personne sous le poids de sa culture ? Nous ne disposons donc que du langage et, parfois, de l’enseignement. Nous ne pouvons donc que travailler à long terme. Exactement dans l’immense terme de ce grand récit.

 

Comment donc répondre, avec nos moyens spécifiques, à ces questions douloureuses, sans doute émanées du problème du mal, dont nous restons inconsolables ? Comment travailler à la paix, le plus haut de tous les biens collectifs. Comment continuer à construire les deux universalités qui fondent l’humanisme nouveau ? Non pas y penser, non pas en parler, non pas réunir des colloques toujours inutiles, mais y contribuer dans la réalité ?

 

Je propose donc une action propre. La voici.

 

J’APPELLE LES UNIVERSITÉS DU MONDE à la propagation d’un savoir commun - COMMON KNOWLEDGE

 

- Un humanisme pour et par l'humanité -

 

Préoccupé par les incompréhensions et les guerres entre les peuples, je pense que la mise en place d’un tronc commun de savoir (a common knowledge) qui réunirait, petit à petit, tous les hommes, en commençant par les étudiants, favoriserait l’avancée de la paix dans le monde. Cet humanisme universel contribuerait à créer une mondialisation pacifique.

Je demande donc aux ministres de l’éducation, hélas absents, je demande aux présidents des Universités comme à tous les enseignants de bonne volonté, de vouloir bien consacrer la première année de leur enseignement à un programme commun, qui permettrait aux étudiants de toutes les disciplines d’avoir un horizon semblable de savoir et de culture ; à leur tour, ils le propageraient. Je leur suggère seulement un cadre général qu’ils moduleront librement, selon leur culture, leur langue, leur spécialité, leur bonne volonté.

 

Ce cadre s’inspire des considérations suivantes :

I.- Les sciences dures accèdent déjà, par le grand récit que je viens de relater, à l’universalité ; je les prends ici dans leur ensemble et selon l’évolution générale du monde que l’encyclopédie contemporaine décrit.

II.- Les cultures, quant à elles, forment une mosaïque d’une grande diversité de formes et de couleurs, à l’imitation des langues, des religions et des politiques. Le nouveau savoir humaniste assimile cet ensemble de différences.

Ce cadre se divise donc en deux parties composant ce programme commun.

                          

 

PROGRAMME COMMUN pour la première année DES UNIVERSITES

 

I.- Le grand récit unitaire de toutes les sciences 

Éléments de physique et d’astrophysique : le formation de l’Univers, du Big bang au refroidissement des planètes.

 

Éléments de géophysique, de chimie et de biologie : de la naissance de la Terre à l’apparition de la vie et à l’évolution des espèces.

 

Éléments d’anthopologie générale : émergence, diffusion et préhistoire du genre humain.

 

Éléments d’agronomie, de médecine et passage à la culture : le rapport des hommes à la Terre, à la Vie, à l’Humanité elle-même.

 

II.- La mosaïque des cultures humaines

Éléments de linguistique générale ; géographie et histoire des familles de langues. Les langages de communication : leur évolution.

 

Éléments d’histoire des religions : polythéismes, monothéismes, panthéismes, athéismes…

 

Éléments de sciences politiques : les diverses sortes de gouvernements.

Éléments d’économie : le partage des richesses dans le monde.

 

Chefs-d’œuvre choisis des sagesses du monde et des beaux-arts : littérature, musique, peinture, sculpture, architecture….

Sites : le patrimoine de l’humanité, selon l’UNESCO.

 

Envoi

Au moment où la mondialisation touche les communications et, par elles, l’économie, nous, chercheurs, étudiants et enseignants, pouvons lutter à armes plus qu’égales avec elle, la compléter même ou la rendre humaine, puisque, justement, la mondialisation arriva par la science, l’étude et la recherche. Ce nouveau processus d’hominisation, nous n’en subissons pas les conséquences, nous l’avons engendré.

L’humanisme que nous voulons désormais enseigner, non enraciné dans une région déterminée du globe, mais au contraire valable à partir de l’humanité toute entière, désormais accessible et communicante, observe qu’il existe deux universalités : l’une, scientifique, déploie un grand récit, valable pour l’univers lui-même, la vie en général et annonce comment l’homme enfin émergea, de manière contingente. En raison de cette contingence, cette universalité unique laisse alors la place à la deuxième, diverse et complémentaire, en mosaïque ou en vitrail, mêlée, chinée, tigrée… multiple et chatoyante, celle des cultures humaines, plus contingente encore et mieux variée que la vie.

Ni nos décideurs ni nos concitoyens ne peuvent plus vivre en ne connaissant qu’une seule de ces universalités, ou celle, homogène, des sciences ou celle, damasquinée, des cultures. Les anciennes formes d’enseignement, moribondes, ne forment plus que des instruits incultes ou des cultivés ignorants. Le partage actuel des études en deux parties, sciences dures ou sciences sociales, ne permet ni de comprendre le monde, ni d’anticiper sur le destin des hommes, encore moins à ceux-ci d’agir sur celui-là, n’apporte donc pas le bien suprême, la paix.

Ce programme commun de connaissance commune, et commune trois fois, du côté des hommes, du monde et du savoir, contribue à créer ce que l’on pourrait enfin appeler la culture contemporaine, c’est-à-dire un humanisme venu du genre humain et adapté à ses vœux, a humanism from and for humanity.

 

MICHEL SERRES